2000-2005
À l’origine de tout mon travail, FLAC, le roman du psychanalyste Serge André
LE FOND DES CHOSES
« Alors je me suis dit, je vais peindre ce que je vois, ce que la fleur signifie pour moi. Mais je vais la peindre en grand et les gens seront si surpris, qu’ils prendront le temps de la regarder. »
Georgia O’Keefe
Dans certaines boîtes japonaises, on pratique un strip-tease d’un genre nouveau. Les femmes y entrouvrent leur sexe à hauteur des yeux des témoins oculistes qui veulent en savoir plus sur l’origine du monde. Il s’agit d’aller voir plus loin ce qui se passe intra-utero, remonter le cours du temps, oublier le manque.
La photo est une extase solitaire et silencieuse. C’est l’illusion de regarder ailleurs ce qui est déjà vu. Comment focaliser, miser au point sur le sexe, après Mapplethorpe, Warhol, Toscani et tant d’autres.
Étant donné la chute d’eau et le gaz d’éclairage, quel est le moyen d’explorer autrement le continent perdu.
De Cugnac, tout en rapprochant son objectif va curieusement provoquer la distance, nous leurrer sur ce que nous croyons avoir déjà regardé, avec des épreuves géantes qui nous transforment en astronautes lilliputiens.
Du coup, le haut lieu énigmatique devient cratère, gouffre, geyser, entaille, entouré d’un désert de peau noire, parsemé de roseaux humides.
Figue, moule, huître, fausse blessure, frontière insolite entre le dehors et le dedans, sont soulignées par des références esthétiques.
Du noir, du sombre, du funèbre, du glacé radical, avec en filigrane, des traces de Soulages, Degottex, Fontana. Cette sobriété Zen filtre notre regard pour le dépornographier et nous faire rêver du cosmique.
Stupeur et fascination devant la béance, désuétude du dévoilement ultime qui ne peut déboucher que sur le vide. Tel est le miroir que de Cugnac nous propose du fond de sa chambre noire, en tentant vainement de nous restituer le “ fond des choses “.
Dothy SOLIMAN
sept. 2002
LE DÉTAIL, LE DÉFAUT
Si Dieu, comme le suggérait Aby Warburg, se cache dans les détails, alors Fabien de Cugnac est un illuminé, un authentique fou de Dieu et de ses oeuvres. Les détails chers à de Cugnac ? Ceux du corps humain, un corps approché par lui de très près, tandis que l’objectif de l’oculus photographique adopte la fonction grossissante de la loupe. Bouches, yeux, sexes féminin ou masculin pileux ou épilés, oreilles, épiderme : thèmes du corps entre tous élus par ce photographe précis, ceux-ci se voient traités selon le modèle littéraire post-renaissant du blason, tout de concentration sur le motif, plus que métonymique.
Faiseur d’images méticuleux, Fabien de Cugnac avance toujours à rebours de l’ombre. Intention explicite, produire une image à la fois esthétique et clinique. Encore, autoriser de voir du mieux qu’il est possible, au-delà de l’inaperçu — l’intérieur d’une vulve et la morphologie d’un clitoris, la texture d’une langue pointant entre la double ligne charnue des lèvres, les lignes complexes d’un pavillon d’oreille, la répartition précise des poils à la surface d’une peau…—, visibilité maximale résultant d’une exploitation de la lumière elle aussi maximale.
L’utilisation exclusive du noir et blanc, une très haute définition, un souci permanent de contraster l’image, pour un peu, tireraient cette dernière vers l’abstraction. De Cugnac, pour autant, entend résolument plaider pour l’incarnation. La surface des yeux qu’il photographie est liquide, l’urine perle dans telle vulve, ou jaillit de telle autre, la langue brille de salive. Le corps objet de fascination et d’expression vitale, d’un bloc.
L’attention au détail, donc, mais non n’importe lequel : zones, avant toutes autres photographiées, d’échanges corporels, où quelque chose passe et transite, d’où quelque chose sort… Voir et s’émerveiller devant la belle image de nous n’est pas tout, semble nous rappeler Fabien de Cugnac. Encore faut-il admettre notre corps occupé, peuplé de matières diverses, image mais aussi organe. Vivant, investi dans l’acte et le circuit de la vie — une série photographique, ainsi, est consacrée au ventre enceint —, le corps que capte de Cugnac s’avère être une formule double. Comme l’« objet partiel » lacanien, il connote les principes opposés d’entité et de séparation, se tiraillant l’un l’autre. Ce que l’on voit sur l’image, le fragment, appelle à priori la totalité.
Quoique la totalité, ici, demeure manquante, que l’image a soin de tenir à distance. Tout comme dans L’évidence éternelle de Magritte, représentation d’un nu féminin que composent plusieurs tableaux superposés montrant chacun une seule partie de l’anatomie du modèle, chaque fragment représenté du corps reste dans son domaine, il est même, dirait-on, son domaine propre : vie en soi, fragment valant pour soi, en tout et pour tout, dans l’oubli ou la négation du reste. Est-il besoin de le rappeler : la vision rapprochée, dans l’histoire de la photographie, sert fréquemment ce dessein schizophrénique (John Coplans photographiant son corps vieillissant par petits bouts, par exemple). Captation du sujet, soit, mais pour signifier du sujet qu’il est celui qui se contemple lui-même pour endurer l’épreuve de ne pas toujours se reconnaître.
Alors quoi, Fabien de Cugnac photographe schizophrène, habile manipulateur dissimulant sa propre fêlure derrière l’écran d’une technique, d’un rendu impeccables ? La thèse n’est pas invraisemblable, bien que la tempère et la transcende l’oeuvre même, cette victoire sur l’adversité psychologique.
Se positionner en faveur du fragment d’abord, ainsi, c’est dire que l’on peut vivre de la fréquentation des recoins, des zones retranchées, du monde du corps mis en pièces, comme à l’abri de soi. C’est dire encore que l’on peut y trouver de souveraines beautés, des effets, une esthétique. C’est valoriser enfin l’avantage du défaut. Fonder, de nous, l’image totale ?
Perspective fort improbable. Une représentation de nous-mêmes, cependant, reste possible, fût-ce par réduction, à cette condition, que déclinent sur leur mode ambivalent les images de Fabien de Cugnac, icônes aussi admirables que toujours intrigantes : s’autoriser d’oublier ce que l’on n’entend pas montrer dans l’image, irreprésentable en vérité, le monde même, ce trop. La photographie comme tactique existentielle, définitivement.
Paul ARDENNE
2004